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Lumière pâle #1 – Naissances

Sep 11 alkemy_the_game  


Un appel insistant résonna à l’extérieur de la masure. Nàn Niang répondit d’entrer aussi fort que le lui permettait son souffle court. L’émissaire passa la tête par l’ouverture et écarquilla les yeux pour tenter de distinguer quelque chose à travers la fumée moite.
– Tu es Niang, fille de Jìng Shé, femme de Sǐ Ren ?
– Oui, bredouilla-t-elle du fond de la petite pièce sombre qui constituait son habitation.
– Femme, ton homme a disparu. Il est porté déserteur et recherché par le Cyclone du Tigre du Nord. Sors d’ici !
– Comme vous le voyez, je ne peux pas bouger de cette couche, soupira la jeune femme.

L’émissaire fit un signe à l’extérieur et deux hommes pénétrèrent difficilement sous le toit de palmes.
– Mettez-la dehors et restez stationnés dans cette… cahute en attendant votre sergent. Ces trois poules déplumées sont pour vous, ajouta-t-il d’un air dégoûté.

Les deux soldats, malgré leur air revêche, posèrent leurs hallebardes puis portèrent Niang comme ils purent, impressionnés par son état. Ils la déposèrent délicatement sur une vieille natte de bambou à l’extérieur de l’habitation.
– Shi fu, je crois qu’elle est très près d’accoucher, dit respectueusement l’un des deux.
– Si elle ne part pas d’elle-même, chassez-la ! termina-t-il sans un regard.

L’air vivifiant de ce début de soirée de fin d’automne semblait avoir rendu quelques forces à la future mère. Elle fit un petit signe de remerciement aux soldats et s’éloigna lentement vers le nord, vers les villages frontaliers plus accueillants. Elle aurait dû le faire depuis longtemps mais se l’était interdit espérant encore le retour de son mari.
Pourrait-elle dans son état actuel faire les deux jours de marche nécessaires ?
Elle était encore à plus d’une sélène du terme de sa grossesse. Pourtant, il lui semblait qu’elle était plus grosse que ses aînées la veille de leur délivrance.
Niang porta la main à son cou, serra dans son poing son pendentif et entama sa marche, lente et douloureuse.

Hannah était en son plein et sa lueur argentée éclairait le chemin que suivait la jeune femme. Malgré les promesses de Dao, le froid hivernal n’était pas encore là qui aurait pu l’empêcher d’avancer. Elle marchait sans parler, sans pleurer, sans se plaindre. A qui aurait-elle bien pu adresser ses plaintes d’ailleurs ?
Cinq heures de marche lui furent nécessaires pour atteindre l’orée de la forêt immortelle. Elle avait pratiquement mis le double du temps habituel et une longue halte lui était nécessaire. Alors qu’elle s’allongeait sur un tapis de mousse humide, ses yeux s’attardèrent sur les feuilles uniformément jaunes des ginkios, trop jaunes pour lui apporter les soins dont elle a besoin.
Son regard se reporta vers le ciel nocturne. La Roue de Soie était haute, en plein est, Niang ne pensait pas que la saison était aussi avancée. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre du temps.
La silhouette de son époux lui apparu comme une ombre alors qu’elle cédait au sommeil. Elle versa sa seule larme de la journée pour lui dire adieu et laisser son âme rejoindre celle de ses ancêtres par delà le grand désert.

Le jour de la fête du solstice approchait. Rien ne devait manquer aux célébrations du jour de Dao pour entamer cette année exceptionnelle. Des représentants des trois familles venaient assister aux festivités et présideraient le Jì niàn du Tournoi Céleste.
Toute la ville fourmillait d’activité. Les rues finissaient de se décorer aux couleurs du Conseil céleste et arboraient guirlandes et lampions. Les porteurs d’une charge de jade envoyaient leurs valets courir les tisserands et couturiers, il était hors de question qu’ils se présentent à la nouvelle année dans une tenue de l’ancienne. Les gens du peuple faisaient patiemment la queue chez le boucher, le céréalier ou le meunier afin d’obtenir les vivres qui leur manquaient encore pour le repas du solstice.

A l’écart de la ville, au pied de la Muraille céleste, un vaste champ avait été enclos. Des tribunes surmontées d’un auvent coloré avaient été dressées à l’abri du mur. Trois niveaux la composaient, disposés et agrémentés selon l’importance de ceux qu’elle accueillerait.
Au centre de ce champ clos se trouvait un imposant baquet rempli d’eau et quelques huttes de bambou rapidement montées se dressaient, éparses, sur l’aire.
Pour commémorer le Tournoi Céleste, les édiles avaient décidé de retracer le combat qui avait vu leur ville vaincre ses voisines.


C’était avant le début du calendrier, alors que l’Empereur encourageait les luttes entre les hommes. A cette époque, la ville n’était qu’un modeste village et ses habitants devaient subir les violences de ceux de deux plus gros villages voisins.
Ses habitants, excédés, résolurent de montrer leur détermination. Ils chargèrent deux charrettes de paille de riz imbibée d’alcool et les plus solides paysans furent choisis pour les conduire, de nuit, aux villages ennemis.
Alors que les conducteurs des charrettes, maintenant embrasées, couraient dans ces villages pour y porter l’incendie, des archers se tenaient en embuscade près des puits. Il fut impossible à leurs voisins, malgré leurs efforts, d’éteindre les feux ou d’avoir le temps de se venger et les villages disparurent en cendres.
Leur nom était aujourd’hui oublié, pas celui de Huo Dǎjié, la ville des incendiaires.

 

La bataille fut un énorme succès populaire, ce qui plut énormément aux édiles qui proposèrent de la rejouer le soir même.
Sous les dais tendus rapidement, on organisa un repas pour les représentants des trois familles. Les musiciens, amuseurs et pyrostes égayèrent les tablées des possesseurs d’une charge de jade. Les bas citadins dînaient bruyamment autour du champ clos, gênant le travail de réinstallation des commis municipaux. Les miliciens se réorganisaient en nouvelles équipes pour la bataille nocturne.
Un sergent bouscula quelques bancs et s’attira les regards hostiles des notables qui y étaient installés. Il s’approcha du magistrat de la ville et lui chuchota quelques mots à l’oreille. L’édile lui fit signe de s’éloigner malgré l’insistance du sergent.
Le soldat se détourna donc et vint se tenir, tête et épaules baissées en guise de profond respect, devant les représentants des familles célestes. Avant que le magistrat ne put faire châtier l’impudent, Leng Diting, le pria de faire sa demande.
– Qiú, dit-il sans relever la tête, deux nouveaux-nés viennent d’être trouvés près du corps sans vie d’une jeune femme. Ne pas accueillir ces petits le soir de la fête de Dao porterait malheur à toute la ville, et même au-delà, acheva-t-il sans reprendre son souffle.
– Voilà un soldat qui écoute les voix célestes, même s’il ne connaît pas sa place ! Conduis-nous à ces nourrissons, ordonna Jurgaghan Xiào qui ne voulait pas être de reste.

Les représentants des familles, suivis du magistrat et de quelques hauts personnages, se retrouvèrent après quelques instants devant le corps sans vie d’une jeune femme qui venait apparemment d’accoucher de deux petits garçons. Une milicienne charpentée les tenait dans ses bras, ils étaient frêles et éteints, peut-être ne passeraient-ils pas la nuit.
Leng Diting reporta son regard sur la jeune mère. Malgré le dénuement de son apparence et l’évidente lassitude que portait ses traits, elle était morte avec une attitude de dignité.
– Quelque chose bouge, dit-il en refrénant un sursaut.

Le sergent se pencha sur le corps, ses mains remontèrent un troisième enfant dont le cordon était encore relié à la défunte.
– Trois petits pour les trois familles, chuchota-t-il.
– Ta parole sera un augure en ce jour de Dao, décréta le membre des Wanli qui était resté silencieux jusque là. Regardez bien le ciel ce soir et la façon dont sont placées les étoiles, souvenez-vous de la venue au monde de ces trois frères sous les trois étoiles de la conque. Nous les nommerons donc Luó et chacun d’entre nous recueillera l’un d’eux, mais ils continueront de vivre ensemble, sans être séparés.