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Lumière pâle #4 – Eclairs

Fév 16 alkemy_the_game  

Les nouvelles d’Avalon n’étaient pas excellentes. Des mécontentements se faisaient entendre ici et là, mais les hommes sur lesquels ils avaient compté pour mener la sédition se révélaient incapables de s’entendre. Il devrait attendre de revoir les Lùo pour en savoir plus, notamment au sujet de leur rencontre avec le cheikh.
Son travail sur place était plus efficace, il y avait un je-ne-sais-quoi de naïveté chez les Aurloks qui lui facilitait la tâche. Par ailleurs, leurs affidés sur les bords du canal obtenaient des résultats intéressants, même si sa présence était nécessaire à Bab-el-Assad.
Sous le regard des deux yanpin’, Lùo tournait en rond dans l’arrière-cour du comptoir. Il savait y être en paix et appréciait la discrétion naturelle de son gérant.

Trois cycles auparavant, les oncles avaient pu jauger son mutisme alors qu’ils cherchaient un peu de repos. Leur expédition sur le canal de la Concorde avait été un véritable succès mais ses conséquences avaient créé plus de remous que ce qu’ils avaient escompté.
Ils avaient suffisamment brouillé les pistes pour qu’aucun enquêteur, cheikh ou mercenaire de la Compagnie, ne puisse parvenir à eux. Les hommes qui avaient fait le coup avaient été grassement rémunérés, dispersés dans tout Mornea, puis des tueurs à gages s’étaient discrètement occupés d’eux là où ils s’étaient établis.
Seul un nommé Teárlach, un des assistants du dirigeant de la Compagnie qu’ils avaient recruté avec une sacoche de daomings, avait alors réussi à échapper aux assassins. Sa mort n’était qu’une question de temps, les arènes d’Acier sont un bien dangereux asile…

Afin de faire oublier leur présence sur les rives concordiennes et, surtout, de camoufler les peu discrètes malles qu’ils transportaient, les oncles Lùo firent de ce petit comptoir leur refuge pour presque trois sélènes. Le jeune Jin Shen n’était alors qu’un simple commis, mais il tenait les livres de comptes à la perfection et effectuait toutes sortes de courses avec diligence et un parfait silence.
Il fut très impressionné lorsque les oncles lui offrirent la place de gérant et accepta avec ce qu’il faut de décence et de respect pour celui qui était alors en place.
Il fut bien plus impressionné par la façon dont les oncles découpèrent méticuleusement les membres de l’ancien gérant pour en nourrir les scinques aquaplanes du port d’Otsiliha.

Depuis trois cycles, Jin Shen gère efficacement son comptoir dans l’ancien port d’Otsiliha. Ses contacts auprès des débordeurs Walosi lui permettent d’offrir des tarifs avantageux aux négociants de l’Empire. Son respect scrupuleux des coutumes aurlokes et de ce qui leur tient lieu de législation, aussi bien que des règles impériales, le maintiennent à l’abri de toute surprise désagréable.
Il peut ainsi servir les intérêts des oncles et être leur relais local en toute quiétude.

Dans la petite cour arrière du comptoir, Lùo s’entretenait à voix basse avec les deux yanpin’. Leur présence était nécessaire à ses côtés dans les cités-ports du canal, mais il devait les emmener dans les Jaabal Ifrit auparavant.
Le respect et la crainte qu’ils éprouvaient pour leur vénérable oncle Lùo, agent particulier et clandestin des Célestes, initié aux arcanes des trois maisons, entraient en lutte avec les terreurs que véhiculaient les légendes au sujet de ces montagnes khalimanes.
Ils étaient dans l’erreur la plus totale, à de nombreux points de vue, mais il était impossible à Lùo de le leur montrer sans révéler ce qu’il leur tenait encore caché.
Le hasard, ou certainement le maître reclus dans ses rêves, vint à son aide en la personne d’un alchimiste du Soleil de Cristal.

Le vieux comptable qui assistait Jin Shen ouvrit la porte sur l’arrière cour. Il semblait en proie à un problème respiratoire et un son désagréable sortait de sa gorge. Quelques instants lui suffirent à retrouver son calme à la vue des trois vieilles barbes et il referma la porte rapidement. Mais pas assez pour que les trois hommes n’aient le temps de voir cet occultiste à la robe défraîchie. Pis encore, celui-ci ne pouvait les avoir manqué…
– Il nous a vu, assurément, affirma l’un des yanpin’.
– Va sur le champ envoyer un message à Yu Cheng pour demander à en savoir plus, ordonna Lùo, et avertis-les de notre échec à Xi-Yi. Nous ne pouvons plus perdre de temps avec vos peurs puériles. Vous l’avez vu comme moi…
– Vous pensez que c’est un des leurs ? l’interrompit un des deux hommes avant de réaliser ce qu’il venait de faire. Il baissa la tête, attendant la sanction.
– La sénatrice sait y faire et arrive désormais à enrôler des agents dans toutes les écoles. L’appel des wupò khalimanes ne fait qu’accélérer le recrutement de la Loge.

La punition n’était pas tombée, le vieil homme en fut encore plus effrayé.
– Quand partons-nous ? chuinta-t-il d’une voix peu sûre.
– Soignons déjà ce pauvre comptable de ses allergies respiratoires, dit-il en tendant son tantô, puis nous organiserons notre départ avec Jin Shen.

Sur la pinasse qui les emmenait vers le nord, le vieux yanpin’ avait eu le temps de se remettre, au moins en apparence, du meurtre qu’il avait commis. Ses efforts lui permirent de retrouver un semblant d’appétit qui faisait illusion aux yeux de Lùo, ou peut-être celui-ci feignait-il simplement de le croire.
Depuis qu’ils avaient pénétré dans le désert Asfar, l’oncle restait enfermé dans ses pensées, se parlant à lui-même en un langage inarticulé. Son comportement était plus effrayant que jamais et ravivait les légendes dans l’esprit de ses deux accompagnateurs. Les contes de possession se répétaient encore dans les veillées, yōkai ou kitsune étaient craints jusque dans les rues des villes. Les personnages de ces fables agissaient de façon bien similaire à l’oncle.

Ça remontait à combien de temps maintenant ?
Il avait l’impression que ça avait toujours fait partie de lui, d’eux trois. Mais, après l’éveil, vint le temps de l’initiation.

Comme le leur avait indiqué la voix, ils avaient tout laissé sur les berges de la mer Troublée, confiant leur barge et possessions aux deux ex-miliciennes qui les accompagnaient et étaient partis en suivant les rives du canal de la Concorde, du côté du couchant. La voix soutenait leur cheminement, à tel point qu’aujourd’hui encore il ne saurait dire combien de temps cela avait duré, par où ils étaient passé ni qui ils avaient rencontré.
Ils reprirent conscience dans un cirque rocheux, la pierre blanche irradiait une chaleur qui était inhabituelle aux trois frères. Sous la lumière argentée d’Hannah, leurs cheveux avaient pris une couleur blanche qu’ils ne quitteraient désormais plus et leurs courtes barbes en prenaient le chemin.
La voix ne leur parlait plus, ils se sentaient seuls, délaissés.
Après s’être observés, cherchant à retrouver les traces de ceux qu’ils avaient été dans le masque figé de leurs visages, leurs yeux se tournèrent vers le ciel. Ils avaient gardé de leurs années d’étude la coutume de se laisser guider par l’astrologie dès que l’incertitude les gagnait. Ils savaient aujourd’hui que les astres, comme tout le reste, pouvaient mentir à dessein.
Des zébrures colorées parcouraient l’obscurité, éclairant d’éclairs héliodores l’épaulement rocheux qui leur faisait face. Le récit des marins qui s’étaient déroutés au septentrion évoquaient des lumières célestes, mais rien de ce qui les entourait n’évoquait l’océan des redoutables baleines-œil.
L’escalade de la paroi fut longue et ils craignaient de voir les lumières s’évanouir. Aux éclairs jaunes s’étaient ajoutées des lumières bleutées, mais aucun son ne leur parvenait. Lorsqu’ils atteignirent la dalle qui marquait le sommet du cirque, ils furent stupéfaits du spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Quatre monolithes se dressaient sur le plateau rocheux, quatre colonnes de pierre sculptées par les vents sableux du désert, l’harmattan ou le terrible khamsin, autour desquels dansaient des êtres faits de vapeurs, les éfrits des Khalimans. C’était de ces démons que surgissaient les éclairs lumineux et dire à quoi correspondait leur sarabande était impossible pour les jeunes oncles.
Leur regard se reporta sur le plateau. Il était vaste et dégagé et, de la crête rocheuse où ils étaient, les Lùo pouvaient voir le chemin qui en partait, ou plutôt qui y aboutissait. Ils étaient donc dans les Jaabal Ifrit. Sur leur bordure ouest, s’il fallait en croire la position d’Hannah et des quelques étoiles qu’ils parvenaient à voir à travers les éclairs des éfrits.

Il ne savait à quel moment ils s’étaient endormis, mais c’est la voix qui les avait réveillé. Ils devaient protéger les monolithes contre les intrus.
Du chemin, émergeaient sur le plateau trois de ces Khalimans chasseurs de démons.

Aujourd’hui, les yanpin’ n’auraient pas à combattre comme ses frères et lui l’avaient fait. Mais, eux aussi, allaient mourir.