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Lumière pâle #2 – Eveil

Oct 16 alkemy_the_game  

Huit cycles s’étaient écoulés.
Huit cycles durant lesquels les trois frères eurent chacun les meilleurs maîtres de leur famille.
Chaque jour, ils devaient acquérir de nouvelles connaissances et entraîner leur corps, chacun dans le vent et les coutumes de sa famille.
Chaque soir, ils arpentaient les rues en pente de Yu Cheng pour se retrouver et s’étonnaient que personne n’ait remarqué leurs différences.
Chaque soir, ils se dirigeaient vers leur couche dans le quartier des fourreurs sans un regard pour les étals bigarrés éclairés de lampions colorés.
Chaque matin, ils redescendaient vers le quartier des écoles, se demandant quel Luó ils seraient pour la journée…

Les huit cycles passés avaient confirmé leur similitude, sans que quiconque n’y prenne garde. Ils avaient pourtant travaillé leur ressemblance, se coupant les cheveux sur les tempes et nattant leur longue crête à la manière des étudiants des Sept Sources chez qui ils cultivaient quelques amitiés, se laissant pousser une fine moustache pour indiquer leurs familles nobles.
Ils prenaient toutefois soin de porter des tangzhuang très différentes, les vestes traditionnelles, pour que chacun pense les différencier. Eux-mêmes, d’ailleurs, devenaient réellement le Leng, Jurgaghan ou Wanli Luó en revêtant le tangzhuang approprié.
Ce n’était qu’ensemble que chacun redevenait lui-même, c’est-à-dire une tête de la triple entité qu’ils étaient devenue.

Le jour de Dao du cycle 1356, leurs tuteurs des trois familles, ceux-là même qui avaient recueillis les trois frères à Huo Dǎjié, réunirent leurs maîtres pour fêter leur entrée dans le neuvième cycle, le cycle de l’éveil au monde.
Les trois Luó se présentèrent au repas vêtus du même kimono, inidentifiables. L’assistance resta muette devant l’aveu de leur duplicité. Les représentants des familles comprirent qu’ils avaient été joués par les frères qui avaient profité de l’enseignement des trois vents.
Jurgaghan Xiào, malgré son âge avancé, se dressa d’un bond, rouge de colère. Leng Diting, un sourire aux lèvres posa sa main sur le bras du vieux soldat.

Wanli Tānpái se souleva lentement de son fauteuil et s’inclina devant les trois frères :
– Mes chers petits. Je vois que notre enseignement vous a été profitable et que vous avez décidé d’y mettre un terme ce soir. Je ne peux que regretter vos choix. D’abord, celui de suspendre un enseignement que vous n’avez fait qu’effleurer. Malgré vos qualités, celles que nous connaissons et celles que nous pouvons entrevoir grâce à votre révélation, vous faites preuve d’un grand orgueil en pensant avoir tiré de vos maîtres l’essentiel de leurs connaissances.
Les trois frères ne purent cacher un sourire d’arrogance à l’œil avisé du vieux Wanli qui poursuivit :
– Mais, je regrette surtout que vous n’ayez pas compris la raison pour laquelle les trois vents restent séparés. Je regrette que vous n’ayez pas su comprendre que c’est en progressant chacun dans un vent que vous auriez pu vous renforcer ensemble. S’il en avait été ainsi, vous auriez compris que chacun de vos maîtres ne vous dispensait qu’une partie de son savoir. Aujourd’hui, vous possédez les connaissances des trois vents de Dao, mais ce n’est qu’une connaissance partielle. Vous ne vous complétez pas, vous êtes simplement interchangeables.
Les sourires avaient disparus des visages des frères Luó qui reculèrent d’un pas devant le regard de glace de leurs tuteurs.
– Je ne vous souhaite pas une heureuse entrée dans le monde, mais une très longue vie afin que vous puissiez mesurer ce que vous avez perdu, acheva-t-il.

Les trois Luó sortirent sans un mot alors que les corps de leurs maîtres s’affaissaient, laissant échapper un verre vide de leurs mains crispées. Le regard appuyé des trois tuteurs les suivit longuement.

Le monde s’offrait à eux. Découvrir, comprendre, et dominer était leur triple vent. Dominer plutôt que combattre.
Malgré les efforts qu’ils y avaient mis, le combat était resté leur point faible. Ils en accusaient le sort qui avait voulu que l’un d’entre eux ne bénéficie pas de la totalité de l’influence astrale en restant coincé dans la matrice de leur mère. Ils en accusaient surtout les magistrats provinciaux qui avaient créé les conditions de leur naissance.

Ils n’allaient pas rester à Yu Cheng. Le temps des petites intrigues était révolu. Désormais, ils seraient leurs propres maîtres et le monde leur tablette.
Une barge lourdement chargée les attendait sur le canal gelé. Une barge qu’ils devaient aux amitiés qu’ils avaient su nouer dans les quartiers de la capitale et qui constituerait le viatique de leurs cycles d’exil volontaire.
Deux serviteurs entretenaient cette barge, ses soutes et ses petites cabines. Deux archers qui avaient eu la langue arrachée suite à un expéditif procès militaire. Les deux femmes avaient été hébergées par les trois frères suite à un étrange concours de circonstance et s’étaient alors mises à leur service.
Sur la proue de la barque, elles avaient voulu peindre l’idéogramme 三 san, trois. Mais très vite il s’était écaillé et avait formé 伯 bó, oncle. Les trois Luó y avaient vu un signe et se désignèrent désormais sous le nom d’oncles Luó.

La barge rejoignit Bei Yi, la cité des guildes, qu’elle traversa sans difficulté en s’acquittant des divers péages légaux et illégaux. Les frères étaient d’assez fins négociateurs pour savoir payer la somme attendue plutôt que celle demandée.
Leur départ avait été suffisamment organisé et rapide pour que l’une ou l’autre des trois familles ait le temps de les arrêter. Les trois Luó suivirent le cours du Fleuve Vert en direction du pays aurlokan et de la mer Troublée. Leur but était de rejoindre le port de Gueule et d’y commencer leur apprentissage.

La traversée du Beïdai jusqu’à la Muraille Céleste se fit également sans souci. Aucune des bandes rançonnant la région ne s’en prit à leur barge. Etait-ce dû à certaines relations que les trois frères avaient pris soin de se ménager ? Ils n’étaient pas dupes.
Les Leng, devaient désormais connaître leur route. S’ils pouvaient voyager sans crainte, c’est parce que les familles en avaient donné l’ordre. Certainement devaient-elles préférer leur départ et craindre leur installation à proximité de la capitale impériale. Les trois frères se permirent donc un petit sourire lorsqu’ils passèrent la frontière nord. Ils savaient n’avoir rien à craindre des Jurgaghan ni de l’armée.

Le pays aurlokan les accueillit sous un grand soleil. Les cartes qu’ils avaient étudiées, manipulées, recopiées ne leur avaient pas menti. Alors qu’en ce début d’hiver les habitants de la capitale condamnaient toutes leurs issues par de lourdes tentures pour s’isoler du froid, il était encore possible de dormir à l’extérieur sous le doux climat des Plaines des troupeaux.

Sur la rive gauche, au long du Fleuve Vert que les Aurloks appelaient Wakpa Itse, se voyaient quelques pontons adossés à de piteux comptoirs de bambou, preuves des échanges commerciaux que les tribus nomades effectuaient malgré leur réticence, preuve surtout de la ténacité inébranlable des Leng et de leur capacité à pénétrer les cercles les plus fermés.
Un soir, alors que les trois Luó, en astrologues avertis, scrutaient le ciel à la recherche des signes de leur destin, une ombre voila le croissant de Hannah. Les deux navigatrices marquèrent de vifs signes d’agitation, ou d’inquiétude, et tentèrent de dégager la barge des eaux calmes où ils étaient stationnés. Devant l’incompréhension des frères et leur refus de naviguer, elles désignèrent le ciel, derrière la pointe supérieure de Hannah. Grâce à l’ombre, la constellation de la Civette affamée s’y devinait en partie, l’étoile de son museau brillait d’une clarté inhabituelle.
– La Civette semble plus affamée que jamais, est-ce ça qui vous perturbe ?
– Son signe n’est que fourberie et duperie, il nous convient assez pour ce que nous avons à entreprendre, ajouta un deuxième.
– Et tout comme elle, nous sommes affamés, termina le troisième. Il n’y a rien là qui doive vous inquiéter.

A ces mots, disparut l’ombre qui cachait Hannah et sa faible lumière revenue éclaira un groupe d’hommes qui marchaient en direction du sud. A leur démarche, ce n’étaient manifestement pas des Aurloks. Tout portait à croire qu’il s’agissait de quelques mercenaires en provenance de l’un des ports du canal. Avec eux se déplaçaient trois petites ombres mouvantes, telles des vapeurs iridescentes.
Ils avaient repéré la barge et se dirigeaient droit dessus.

« Esprits, murmura une voix fripée à leurs oreilles, accoster navire. »
« Pas laisser faire, susurra-t-elle encore, Esprits pour vous. »

Les deux femmes bandèrent leur arc et firent feu d’un même élan sur la première forme qui s’approchait. Ils restaient pour l’instant sur la berge, hésitant à pénétrer dans le fleuve.
Les flèches ne firent que passer au travers des vapeurs, mais la silhouette humaine qui se tenait à leur côté s’affaissa sans un bruit.
Résolus à ne pas laisser ces hommes prendre pied sur leur navire, les frères oublièrent la voix et se retournèrent pour saisir leurs armes. Ils se retrouvèrent face à trois vapeurs d’une couleur sombre, des vapeurs qui les regardaient.

« Esprits pour vous », répéta la voix. Des images, des sensations se mêlaient aux sons qui leurs parvenaient. Ce n’étaient pas leurs oreilles qui entendaient, la voix s’adressait à eux directement dans leur tête.
Rien ne les avait préparé à ça.
Alors que les Luó tentaient de comprendre ce qui leur arrivait, les esprits qui étaient apparus à leur bord franchissaient le fleuve et se retrouvaient dans le dos de leurs agresseurs. Ceux-ci n’étaient plus que deux, aux prises avec les ex-miliciennes. Les esprits qui les précédaient s’étaient finalement décidé à approcher leur bord, mais leur couleur déclinait. Les frères n’auraient su dire si c’était le résultat des flèches qui les avaient traversés ou celui de l’eau du fleuve.
Puis ils disparurent soudain, alors que leurs trois esprits sombres – était-ce vraiment les leurs ? – avaient atteint un sac que les hommes avaient déposé, ou perdu, derrière eux.

« Vous oncles Luó. Forts et bienvenus, décréta la voix éraillée. Esprits accompagner. »
Les trois frères restèrent longtemps sous les étoiles à écouter la voix cette nuit là tandis que leurs serviteurs tentaient de sauvegarder la vie du dernier des hommes qui avait tenté de les rejoindre.
Les trois frères écoutèrent la voix et apprirent. Ils avaient trouvé un nouveau maître et leurs yeux s’ouvrirent à la nuit de Mornea.

Les oncles Luó étaient nés.