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Lumière pâle #5 – Ombres

Avr 09 alkemy_the_game  

Les Montagnes du Matin, ils les atteignaient enfin ! Leur longue traversée des terres fongueuses d’Avalon allait prendre fin et leurs chausses s’extirper de ces marécages putrides que les passeurs osaient appeler des voies rapides et discrètes.

Tout allait de travers depuis leur départ précipité de Kastel Kernan.
Tout allait de travers depuis leur arrivée à Kastel Kernan.
Tout allait de travers depuis qu’ils n’avaient plus de contact…
Ils s’étaient trop habitués à se laisser guider par la voix.

Les oncles avaient passé trop de temps à manœuvrer entre les clans de Yu Cheng, à observer les luttes entre Aurloks et Avalonniens, à manipuler les corporations du canal. Ils ne s’étaient intéressés que de loin à la politique du Royaume d’Aliénor et leur surprise fut de taille lorsqu’ils arrivèrent à Xi-Yi.
Les rumeurs qu’ils faisaient discrètement passer à travers leur clientèle pour alimenter la xénophobie des Avalonniens et encourager les échauffourées frontalières n’avaient plus aucun effet devant les tensions internes. Plusieurs prédicateurs de la Baronnie, à l’instar du désormais célèbre Léodégarius, osaient formuler ouvertement des remarques à l’égard des nobles ou du Temple. Les critiques du cycle 1369, qui s’étaient tues sous l’autorité armée des Sénéchaux, avaient repris de plus belle et il était bien difficile aux Lùo de découvrir qui menait cette danse.
Ils avaient espéré en découvrir plus lors de leurs entretiens avec Had’r ibn Khalid, le cheikh en charge de la zone frontalière de Blathaig, mais la présence de ce vieux fouineur d’Agerzam avait contrarié leurs espoirs.
– Nous avons surtout perdu trop de temps avec les Leng !

Au moins, depuis que l’air descendant des montagnes vivifiait l’atmosphère, avaient-ils retrouvé leur capacité à penser d’une seule tête.
– Nous n’avons pas perdu notre temps avec les Leng, nous les avons suffisamment embrouillés pour continuer à agir sous le couvert du Singe des Brumes.
– Il faudra d’ailleurs faire parvenir un nouveau courrier aux Célestes dès que nous aurons quitté le Royaume.
L’homme qui les menait se retourna au son de leurs voix, pourtant inaudibles.

Dans la cité jumelle, la dernière entrevue n’avait pu se tenir et les oncles Lùo avaient dû disparaître aussi promptement que les Khalimans. Ils ne savaient si les troubles de Kastel Kernan étaient les conséquences de leurs intrigues ou s’ils résultaient des dissensions politiques du royaume, mais ils avaient eu lieu beaucoup trop tôt et les avaient empêchés d’intégrer le groupe des pacifistes qui voulaient renouveler le traité, voire de rencontrer et de manipuler des membres de la Loge.
Au lieu de cela, ils s’étaient réfugiés dans un entrepôt du quai des Poivres, attendant un navire qui n’arrivait pas. Ils s’en étaient donc remis à deux sang-mêlés, leurs contacts locaux, contrebandiers notoires et négociants de talent.
« Les bateaux ne circulent pratiquement plus sur la côte sud du royaume, de Cœlon à la frontière impériale. Les seuls navires à quai proviennent du Nandai, leur avaient-ils expliqué. D’étranges rumeurs circulent au sujet de monstres marins et l’épaisse brume qui ne quitte plus les côtes cœloniennes renforce les peurs des marins. Bien rares sont les capitaines qui acceptent désormais de voyager dans ces eaux réputées hantées… »
A l’énoncé de ce qui semblait des affabulations d’ivrogne des ports, les oncles échangèrent un regard mi-inquiet, mi-incrédule. Si quelque chose de tel était réellement arrivé, ils auraient dû être avertis.
Certains événements se précipitaient en dehors de leur champ de contrôle et la situation ne permettait pas d’en apprendre davantage. Ils suivirent donc les deux contrebandiers vers le nord et s’engagèrent sur des chemins de traverse qui devaient leur faire éviter les autorités royales et religieuses.

A cinq reprises, ils changèrent de guides, passant de mines renfrognées en individus patibulaires sans pouvoir obtenir d’information intéressante. Les hommes qui les conduisaient le faisaient en silence, avec une certaine crainte que les Lùo auraient, dans d’autres circonstances, appréciée.
Mais ils n’étaient pas assez aveugles pour penser que c’étaient eux qui inspiraient cette crainte. Ils n’en étaient même pas le vecteur. La peur de ces hommes provenait d’Avalon, pas du maître.
Quelle en était l’origine ? Il était impossible d’interroger ces hommes à ce sujet.
Même les trois braconniers qui les avaient fait pénétrer dans la baronnie de Matgen, pourtant plus enclins à la parole que les passeurs précédents, étaient restés flous sur la nature du danger qu’ils évitaient ainsi.

– Ce que nous n’évitions pas, à coup sûr, c’étaient les sentes bourbeuses ou les racines enchevêtrées,
– Ni les sangsues, l’interrompit d’un souffle bas son frère. Je dois bien en avoir encore deux ou trois accrochées à mes mollets.
– Ici aussi, les rampants sont appelés à sortir…
– Oui, c’est un bon signe. Le meilleur de tous ceux que nous avons reçus depuis notre arrivée en Avalon.

Les chemins qu’ils parcouraient avaient commencé à grimper légèrement depuis la pause de mi-journée. Ils ne s’étaient pas asséchés pour autant et les pieds des marcheurs étaient toujours aussi lourds de boue.
Les nouveaux passeurs qui étaient avec eux depuis le matin, deux hommes taciturnes vraisemblablement originaires de Xidai mais au teint un peu trop clair, les accompagneraient jusque sur les versants est des montagnes à travers des passes qu’eux seuls connaissaient. Ils n’auraient pas à cheminer sur les voies qui mènent à Kastel Kaisealta. Le silence leur avait toutefois été recommandé, les sentes par lesquelles ils allaient voyager répercutaient beaucoup trop les bruits, en particulier les bavardages.
Les contrebandiers prétendaient que les montagnes aimaient répéter de vallée en vallée les chuchotements qu’elles entendaient. « Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort« , disaient-ils avec un air entendu.

Les deux chiens de bât qui portaient leur maigre chargement avaient relevé la tête et avançaient maintenant truffe en l’air. Eux aussi semblaient apprécier le renouvellement de l’atmosphère. Peut-être avaient-ils également senti le sol devenir plus ferme sous leurs pattes, ce que n’avaient pas remarqué les deux suivants ni le yanpin’ qui continuaient de maugréer silencieusement.
La journée touchait à sa fin et les passeurs avaient tenté de leur expliquer pourquoi il faudrait marcher jusqu’à un certain endroit et continuer d’avancer même si la nuit était tombée tant que ce point n’était pas atteint. Il était question d’un rite profane lié à l’enracinement de l’arbre divin dans les roches de la montagne. Les Lùo n’y avaient vu qu’une croyance locale comme ils en avaient propagé de nombreuses, mais leurs guides étaient restés inflexibles. Il n’y aurait pas de pause avant d’avoir atteint la sécurité des premiers conifères.

– On entre dans l’ombre de la montagne, déclara le plus solide des passeurs de l’étrange voix atone qu’il avait adoptée depuis le lointain arrêt déjeuner. La marche va durcir.
– Les chiens ont soif, oncles, fit remarquer l’un des suivants.
– C’est pas la soif, c’est l’odeur de l’achillée, répondit le même passeur en faisant un signe incompréhensible. Nous continuons maintenant.
– Je dois soigner ces chiens. Les oncles me les ont confiés, reprit l’homme en s’inclinant devant les Lùo.
Le yanpin’ , qui avait repris sa place à leurs côtés, hocha la tête.

Chacun de leurs yanpin’ avait composé une expression, une gestuelle à la fois personnelle et mimant celles des oncles. A aucun moment ils ne devaient donner l’impression d’attendre leurs ordres. Mais ils n’avaient le droit à aucune initiative, ce qui les plaçait dans une situation particulièrement complexe.
Lorsqu’ils revinrent enrichis de leur expédition concordienne, les oncles Lùo estimèrent qu’il serait sage de ne plus voyager ensemble à trois. Ils y gagneraient le don d’ubiquité qui leur faisait défaut pour mener à bien leur entreprise de déstabilisation et sèmeraient encore plus le trouble dans les recherches de la sénatrice, si elle arrivait jamais à remonter jusqu’à eux.
Les hospices de l’empire étaient remplis d’anciens militaires qui, après une carrière honnête, n’avaient pas réussi à obtenir de charge de jade. Souvent nécessiteux, ces sous-officiers ayant mené une existence d’obéissance, n’attendaient plus rien et n’arrivaient pas à surmonter l’ennuyeuse inactivité de leur retraite. Qu’une famille importante les prenne à son service comme intendant ou majordome était une renaissance.
Un long travail commençait alors pour faire de ces hommes de véritables sosies des oncles, leurs yanpin’. Beaucoup mouraient lors de cet apprentissage, les oncles ne sont guère patients. Ceux qui réussissaient partageaient la vie très agréable des Lùo, mais ne gagnaient que quelques mois de vie supplémentaire, leurs secrets étaient bien trop lourds à porter.

Le passeur lança une herbe à grandes feuilles dentelées vers les chiens qui se mirent à haleter de plus belle.
– C’est l’achillée qui les fait baver. Maintenant silence !
Le second suivant avait ôté ses chausses, croyant finalement à une pause, et déroulait lentement la bande boueuse de son mollet gauche. Il essayait vainement d’en faire sortir l’eau dont elle était gorgée tout en retirant de son autre main les sangsues naines accrochées à sa peau.
Les passeurs le regardaient, éberlués. Quelque chose était en train de leur échapper et ils n’aimaient pas ça. Une sombre crainte traversa leur regard.
– On part. Maintenant !
– Qui t’a autorisé à te déchausser ?
La voix de l’oncle ne s’était pas éteinte que le suivant s’affalait sur le tronc moussu qui lui avait servi d’appui. Les béachan, les champignons-éponge qui colonisaient les vieux bois dans tout le royaume, se gorgèrent instantanément du sang versé tandis que les yeux du suivant s’égaraient sur le visage impassible du yanpin’.
– Quelle promptitude, décréta l’oncle d’un ton qui ne laissait aucun doute sur les reproches qu’il lui faisait.

Le yanpin’ regarda les passeurs s’éloigner en courant alors que les chiens commençaient à geindre. Il n’en était plus à chercher combien de temps il lui restait à vivre, mais pourquoi il vivait encore.
– Tu vas prélever le sang de cet imbécile et le répandre sur les béachan des arbres les plus vieux.
– Tu vas faire ça très vite avant que ceux-ci n’aient tout bu, et n’en verse pas sur les pieds d’achillée. ajouta l’autre Lùo. Et toi, fais taire ces chiens !
– C’est cette odeur, oncles, murmura le suivant apeuré.

Les deux Lùo se regardèrent. Entièrement concentrés sur l’empoisonnement qu’ils tentaient de transmettre aux racines exploratrices du Beathacrann, ils n’avaient pas senti le parfum de fumée qui flottait dans l’air, un parfum d’écorce brûlée légèrement liquoreux.
Des billes d’argile sifflèrent et le yanpin’ s’écroula, versant au sol le sang qu’il avait prélevé. Deux hommes surgirent des taillis. Ils étaient hirsutes et vêtus de hardes. Tout dans leur apparence montrait la rusticité de leurs habitudes, mais la lanterne qu’ils tenaient à la main était de qualité. C’est d’elle que s’exhalait cette odeur d’écorce brûlée. Ils versèrent quelques gouttes de son huile parfumée sur un champignon-éponge que le yanpin’ venait de souiller.

Faisant signe à leur suivant, les deux oncles firent mouvement vers les rustres mais une nouvelle volée de billes d’argiles s’abattit dans leur direction.
– Là, dans ces fourrés, trois formes.
– Envoie le chien !
Tandis que le suivant libérait le chien de son harnachement, les oncles progressaient prudemment vers les porteurs de lanterne. Les arbres les protégeaient des projectiles qui fusaient autour d’eux et, tout à leur recherche des traces de sang, les hommes ne faisaient pas attention à eux.
Les jian jaillirent silencieusement et le plus proche des deux fut lacéré de deux estafilades profondes. Malgré la douleur qui marquait son visage, il se retourna et asséna un tel coup de lanterne sur un Lùo que le vieux triadique plia le genou sous le choc.
Le second rustre n’attendit pas d’être transpercé et tenta d’enrouler la chaîne de sa lanterne autour de la gorge du Lùo. Les coups de lame des oncles pénétraient les chairs, mais ne versaient que peu de sang. Malgré leur lassitude et les puissants assauts des forestiers, les Lùo sentaient leurs adversaires faiblir. Leurs lames dansaient entre les branches et taillaient d’épaisses tranches de chair dans les muscles secs.
Les billes d’argile ne sifflaient plus autour d’eux, preuve que le chien remplissait son rôle, ou que les frondeurs ne voulaient pas risquer de toucher leurs compagnons.

Lorsque les deux rustres s’effondrèrent, les oncles plantèrent leurs jians en travers de leurs corps et reprirent leur souffle. Leur suivant était allongé, le corps en travers du chien toujours harnaché. Le premier chien était invisible.
Il ne leur fallut que quelques instants pour le retrouver, mort, un bras arraché dans la gueule. Deux des tireurs, des frondeuses, gisaient à ses côtés. De larges traces ensanglantées indiquaient la direction suivie par la troisième, celle qui avait perdu son bras. Il ne fallait pas s’attarder ici. Peu importait que la frondeuse survivante s’écroule dans les sous-bois ou rejoigne les siens, ceux-ci ne tarderaient pas, de toute façon.

Le deuxième chien peinait à se défaire du corps de son soigneur. Les oncles s’approchèrent pour l’en dégager.
– Il vit encore.
– Il n’a été qu’assommé par les projectiles. Réveille-le, il pourra porter la charge du premier chien.
– Oui, au moins jusqu’à notre prochaine étape…

Ses blessures devaient être plus sérieuses qu’il n’y paraissait. Le suivant fut long à sortir de son évanouissement et il ne tenait debout qu’avec difficulté.
Lorsque des cris perçants retentirent entre les branches, les Lùo surent qu’ils devraient le soutenir… ou l’abandonner. Ce ne fut pas la pitié qui dicta leur choix, mais un pari comme ils en avaient l’habitude. Ils auraient plus à gagner s’il se réveillait.
Les stridulements des rats arboricoles se rapprochaient. Ils eurent le temps d’accrocher le cadavre du premier chien à un nœud de branches souples avant de filer vers les hauteurs. Derrière eux, la dépouille se balançait, remuant la tête d’avant en arrière. La curiosité des rongeurs devrait leur offrir un peu d’avance.

Ils étaient sortis du couvert des jeunes feuilles et traversaient une zone rocheuse d’éboulis dus à la fonte récente des neiges hivernales. La nuit était venue et le chien leur était un guide précieux, ils n’avaient qu’à marcher là où il passait pour ne pas risquer d’ébouler le glacis ou de dévaler la pente.
Derrière eux, les cris des rats arboricoles s’éteignaient. A leur colère avait succédé la frustration puis, désormais, le silence faisait place. De leurs maîtres, les Lùo n’avaient rien vu. Avaient-ils réussi à leur échapper ? Ou bien les forestiers souhaitaient-ils simplement les chasser de leur territoire ? N’était-ce pas plutôt une ruse pour mieux se saisir d’eux ensuite ?

Ils atteignirent enfin le sommet de l’éboulis, une zone moins pentue légèrement boisée de conifères et purent reposer leurs épaules du poids du suivant. Il avait quelque peu retrouvé son équilibre depuis qu’ils ne couraient plus et, sur le sol redevenu stable, pouvait marcher seul.
– Par ici !
La voix les fit sursauter.

– Venez, là, juste au-dessus de vous…
Ils avaient reconnu la voix, l’un des passeurs fuyards les hélait depuis un promontoire rocheux. Son ombre se détachait sur le ciel nocturne et leur faisait signe de les rejoindre.