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Lumière pâle #6 – Fluorescences

Mai 22 alkemy_the_game  

– Montez sans faire de bruit, susurra la voix du passeur. Ils nous observent depuis la lisière, ajouta-t-il dans un souffle, j’en suis sûr.

Les deux Lùo poussèrent leur suivant devant eux. Ils rampaient sur la paroi plus qu’ils ne la gravissaient vers les bras puissants tendus par dessus le surplomb rocheux. Les mains qui tâtonnaient à leur recherche se saisirent du suivant et le hissèrent sans un bruit. Les oncles suivirent plus lentement et accédèrent silencieusement à une large plate-forme où se tenaient leurs deux guides.
La pâle lueur des étoiles de l’Unicorne leur permettait de distinguer un tas rocheux détaché de la paroi qui barrait la terrasse sur laquelle ils étaient installés. Les blocs, posés en équilibre instable les uns sur les autres, provenaient de toute évidence du trou sombre qui s’ouvrait un peu au-dessus. Ils devaient être là depuis quelques cycles car deux frêles conifères avaient commencé à s’y installer.
La faible lumière ne leur autorisait pas plus d’hypothèses et leur attention se reporta sur les deux guides.
Le plus solide des deux retirait une petite gourde de la bouche du suivant qui titubait toujours. Il fit signe de s’éloigner. Les Lùo continuèrent de s’approcher, ne tenant aucun compte du geste.
Les guides reprirent leurs gestes, plus vivement. Les oncles mirent discrètement la main sur la garde de leur jian.
– Messieurs, il nous faut aller par là. La voix ténue des guides leur parvenait enfin.

Celui des deux qui parlait avait quitté l’étrange ton monocorde qu’il avait durant cette journée de marche pour un filet de voix tout à fait inaudible.
– Mais que craignez-vous donc de plus ? s’enquit impatiemment un Lùo.
– Que savez de ce qu’il faut craindre ou pas ?

Leurs regards se cherchèrent dans l’obscurité, se jaugèrent et finalement ce fut le guide qui baissa les yeux.
– Vous croyez connaître la peur et peut-être bien que vous la connaissez mieux que moi. Mais je connais cette montagne et si vous aviez daigné m’écouter nous n’en serions pas là.
– Dedans maintenant, ajouta le second guide d’une voix très éraillée par le manque d’utilisation.
– Dans quoi ?
– Dans la montagne, par le chemin des Sloha Wicasa.
– Le chemin de ceux qui rampent, traduisit un Lùo, merveilleux programme pour terminer cette journée. Et vous pensez que celui-ci va pouvoir suivre ?
– Pù Ren y parviendra.
– Pù Ren ?
– Oui, votre suivant.
– Il a donc un nom… Intéressant, quoique parfaitement inutile.

Les deux guides reportèrent leur regard sur le tas rocheux, haussèrent les épaules et s’y dirigèrent. Ils le gravirent rapidement et s’en étaient extrait lorsque les oncles entamèrent leur escalade. Pù Ren avait repris son rôle de porteur et les suivait avec difficulté.
Une sombre bouche s’ouvrait dans la montagne à l’orée de laquelle les guides les attendaient. Aucune lumière ne l’éclairait, mais c’était apparemment le chemin qu’ils auraient à suivre.
Le taciturne sortit un objet de son sac, une fiole semblait-il, qu’il agita énergiquement. Une maigre lueur verte en émergea, une lueur qui n’éclairait rien sinon la main de celui qui tenait la fiole. Son compagnon sortit une fiole équivalente qui produisit le même inutile halo, puis tous deux s’avancèrent dans les profondeurs obscures de la montagne.

Les oncles suivirent d’un pas sûr. Loin de les inquiéter, ce sombre et muet tunnel évoquait leur initiation aux mystères de leur maître.
Le combat contre les qaniss les avait laissé plus morts que vifs. Leurs corps n’existait plus qu’à l’état de pièces démantibulées, reliées simplement par leur volonté d’exister. Ils revécurent leur naissance, comme inversée, et leurs pensées se mêlèrent en une seule voix, celle de leur maître. Ils sentirent leurs corps, ou ce qui en tenait lieu, s’éloigner des roches des Jaabal, puis s’enfoncer profondément dans les sables du désert.
Plus ils s’ensablaient, plus forte résonnait la voix.
Ils avaient été élus de tout temps. Leur triple naissance devait effacer celle des trois maisons et ils devaient, à l’imitation de Dao, effacer l’ancien monde pour en rebâtir un nouveau.
Ils étaient le quatrième vent, celui de la destruction, de l’effacement. Ils étaient les réformateurs de Mornea.
Lorsqu’ils étaient ressortis, les corps remis à neuf, le monde avait changé de visage. Ils avaient compris qu’il n’était qu’un reflet et que leur rôle était de diriger les regards vers la réalité. Tout ce que la voix leur avait révélé auparavant, ils l’avaient désormais éprouvé dans leur chair.

Silencieux, le porteur suivait derrière eux tel un pantin docile. Etait-ce l’effet de la boisson des passeurs, celui du choc qu’il avait reçu ou celui d’une émotion trop contenue ? Les Lùo n’auraient su le dire.
Leurs interrogations se portaient plutôt sur cet étonnant tunnel au cœur des montagnes du Matin, creusé de façon très régulière, à ce qui leur semblait, et assez haut pour que les lucioles des passeurs n’arrivent pas à en éclairer le plafond.
Rien ne venait heurter leur pas régulier, aucun son, autre que celui de leur souffle, ne leur parvenait. Aucune pensée étrangère à la leur non plus.
Ils s’inquiétaient de l’origine de ce tunnel, ils s’inquiétaient également de l’absence d’êtres vivants. Leur expérience, confirmée par leurs récentes observations, les conduisait à rechercher le petit peuple de l’obscurité, araignées, catops, scolopendres, chtonides divers. Ils n’en décelaient aucune trace alors que, partout où ils étaient allés depuis le cycle dernier, ils avaient noté l’accroissement de leur population.

Après plus d’une heure de marche à suivre en ligne droite la fluorescence des flacons des passeurs, les oncles perçurent une luminosité laiteuse au devant d’eux. Signe qu’elle émergeait des couloirs qu’ils arpentaient, elle grossissait à mesure de leur avancée.
Il fallut encore près d’une heure pour que cette lumière éteigne celle des lucioles et qu’ils pénètrent dans une grande caverne éclairée par des fungus luminescents. Les Lùo avaient déjà vu ces étranges champignons en forme d’ombrelle dans certaines caves sous la Muraille Céleste, caves souterraines qui n’étaient plus parcourues par personne depuis des dizaines de cycles et dont ils avaient trouvé la trace dans d’anciens documents des Jurgaghan. Ils en avaient déjà vu, mais jamais en telle quantité qu’ils puissent éclairer la salle dans laquelle ils poussaient, alors éclairer une caverne…
– Nous pouvons faire halte ici.
– Où sommes-nous ?
– Il y a plusieurs tunnels des anciens dans la montagne qui ne conduisent nulle part. Celui-ci nous sert à pénétrer en Avalon, ou a en sortir…
– Tunnel des anciens ? De quels anciens parlez-vous ?
– C’est le nom qu’on leur donne, « tunnel des anciens ».
Il avala une rasade de sa mixture et tendit la gourde au porteur qui s’était assis près d’eux. S’il avait retrouvé ses forces, il conservait une certaine hébétude dans son attitude. Il avala une gorgée et souffla bruyamment.
– On va encore marcher un moment, puis on débouchera sur le pays aurlok. Il sera alors temps de nous payer.
– Nous payons toujours nos dettes, répondirent les oncles en un sourd écho.

La halte fut de courte durée. Tous avaient hâte d’en terminer.
Ils laissèrent derrière eux la blancheur phosphorescente et reprirent leur marche dans l’obscurité du tunnel, guidés par le balancement des flasques des lucioles.
La lassitude, le silence, le dodelinement de la marche, tout les portait à somnoler et, plus d’une fois, ils s’aperçurent qu’ils dormaient en marchant. A en croire certains trébuchement, les passeurs faisaient de même. Le porteur, lui, avançait d’un pas égal, la tête droite, sans donner le moindre indice de fatigue.
– Il faudra prélever de cette boisson.
– De quoi parles-tu ?

Les Lùo se regardèrent mais ne purent voir leur yeux apeurés. Leurs pensées n’étaient plus accordées !
– Où sommes-nous exactement ?
Ils n’eurent pas le loisir de réfléchir à une réponse. Pù Ren, ou quel que soit son nom, les avait dépassé depuis un certain temps et la lueur des lucioles avait disparu.
Ils pressèrent le pas pour rattraper leurs guides mais, après quelques minutes et de nombreuses collisions, ils durent se rendre à l’évidence. Ils s’étaient égarés.

Suivre le couloir ou rester sur place ?
Ils ne parvenaient pas à se décider ni, surtout, à se mettre d’accord.
Après une longue discussion faite d’autant de silences que de mots rassurants, ils convinrent que rester était un mauvais choix et reprirent leur marche.

Des doutes les assaillaient.
Pourquoi les passeurs n’étaient-ils pas venu les rechercher ?
Pourquoi eux-mêmes gardaient-ils le silence et ne se résolvaient-ils pas à appeler ?

Ils avaient perdu la mesure du temps, mais avaient continué à avancer. De façon insensible d’abord, puis plus nette, ils avaient noté des irrégularités dans la surface du sol. Ce n’avait été que quelques grains qui frottaient sous leurs pas, parfois un mince gravier, rien de remarquable.
Maintenant, il arrivait qu’ils ne sentent plus la roche, recouverte d’une terre sableuse fraîche et compacte. Les parois également devenaient irrégulières et présentaient quelques traces d’humidité.

Ils poursuivaient ainsi leur progression sans mot dire, le frottement de leurs chausses comme unique guide. Parfois, un mince grattement leur parvenait. Effet de leur imagination ou présence réelle d’un insecte, ils ne se posaient plus la question.
Dans ce lieu hors du temps où ils étaient privés de leurs sens, toute pensée était annihilée. Ils marchaient, mais n’avançaient pas.

Des coups sourds résonnèrent le long de la paroi. Trois brefs coups sans suite ni rythme.
Gardant appui sur le mur argileux, ils stoppèrent en s’éveillant de leur torpeur. Les coups reprirent, deux, puis à nouveau trois.
Leur pas s’accéléra. Avaient-ils également entendu un cri ?
Depuis un moment déjà, le couloir avait perdu de sa largeur, un coude se présentait soudain à eux. Ils avaient remarqué que le tunnel était moins rectiligne mais, cette fois, il s’agissait d’un véritable virage.
Ils allaient dans la bonne direction, le bruit des coups leur parvenait directement et plus transmis par la paroi. Des coups et des ahanements.

Un éclair de lumière.
Quelque part devant eux, légèrement sur leur droite.

Ils ralentirent et avancèrent avec plus de circonspection.
Après un nouvel angle, le couloir montrait une ouverture latérale surélevée. C’est de cette ouverture que provenait la lumière. Il ne s’agissait plus de la lueur de lucioles ou de fungus, c’était la lumière d’un feu, torche ou lampe, reconnaissable à ses couleurs et aux ombres qu’elle faisait danser.
C’est de cette ouverture que provenaient les bruits, coups et cris.
Réhabituant lentement leurs yeux à la clarté, les oncles s’approchèrent de l’ouverture, une large chatière à hauteur d’épaules ne laissant rien apercevoir de ce qui se passait au -delà.

Ils se hissèrent, l’un poussant, l’autre tirant des fragiles forces qui leur restaient.
– Des sacs de toile. De gros sacs de toile posés sur un sol de glaise.
– On peut passer ?
– Je ne vois personne, mais tu entends comme moi.

Ils étaient plusieurs. Les voix résonnaient, donnant aux Lùo une idée de la taille de la salle dans laquelle ils émergeaient.
– Nous sommes en surplomb. Je ne sais pas si…

– Là, juste derrière le sac ! cria une voix.
Une ombre passa rapidement, s’arrêta à proximité et frappa au sol.
– Foutus fouisseurs ! Celui-là vient encore de m’échapper…